Pierre est consultant spécialisé en évaluation de l’éducation et travaille avec OLPC France depuis plus de 3 ans. Dans cet article publié initialement sur son blog, il nous parle de la problématique de l’apprentissage de la lecture qui nous a motivé à développer de nouvelles applications pour le XO.
Des travaux relativement récents nous permettent d’envisager à terme la création d’une application universelle d’apprentissage de la lecture par le biais d’outils informatiques où l’enfant apprendrait seul. Le développement des nouvelles technologies informatiques rend possible la mobilisation d’algorithmes complexes, de tests, de mécanismes d’interactions hommes machines au profit d’une cause juste et économiquement justifiée, l’apprentissage pour tous.
Depuis le forum de Dakar en 2000, les pays en développement ont fait d’énormes progrès en termes de scolarisation primaire universelle. Pourtant, à deux ans de l’échéance de 2015, plus de 57 millions d’enfants ne vont pas à l’école primaire et autant sont scolarisés mais n’apprennent rien. Le problème de niveau scolaire des élèves trouve racine dans la non acquisition des compétences de base en lecture et calcul dans les premières années. C’est là un fait établi par de nombreuses recherches et rapports tirés des tests scolaires.
Selon de nombreux chercheurs et experts (Abadzi), l’usage du français et de l’anglais comme langues d’enseignement est un problème. Contrairement à l’italien ou au finlandais (finno-ougrien), qui s’écrivent comme elles se prononcent (orthographe transparente), ces langues contiennent de nombreuses irrégularités qui les rendent difficile à apprendre.
Certaines organisations se sont donc positionnées clairement en faveur des langues nationales dans l’enseignement, c’est le cas de l’USAID, mais la plupart des applications éducatives existantes ne sont disponibles qu’en anglais.
Des travaux récents tendent à montrer que sur un plan cognitif les mécanismes d’apprentissage de la lecture sont invariants selon la langue. Le cerveau humain est biologiquement le même. C’est un premier argument en faveur d’une application universelle d’apprentissage de la lecture.
Helen Abadzi, psycholinguiste qui consacre une grande partie de sa vie aux questions de lecture soutient qu’un programme de 100 jours peut être mis en œuvre, du moins à petite échelle. Cependant, les solutions proposées dans ces projets reposent sur des mesures classiques : élaboration de manuels papiers, supports didactiques et formation des enseignants.
Si les méthodes qui marchent et surtout celles qui ne marchent pas (comme la méthode globale selon Dehaene) commencent à être documentées, par quels outils/média ces méthodes doivent-elle être appliquées auprès des élèves ?
Sur un plan strictement économique, celui du coût, un ordinateur ou une tablette équipée d’applications d’apprentissage de la lecture, du calcul, mais également d’Ebook revient moins cher que la production papier équivalente sur l’ensemble du cycle primaire. Au Burundi, où le coût de la vie est faible, l’ensemble des manuels revient (en 2011) à 68$, si vous rajouter le coût d’un dictionnaire (denrée rare) 67 $ environ, vous atteignez déjà 135$. Solution alternative, des ordinateurs permettent de stocker des ebook et par un mécanisme de partages de fichier la création de bibliothèques virtuelles. 10 enfants disposant chacun d’un ordinateur avec 5 livres distincts possèdent une bibliothèque de 50 livres. Le coût est donc un deuxième argument pour une application informatique d’apprentissage de la lecture qui puisse faire appel à des matériaux divers et variés.
Quelque soit les outils et méthodes, l’apprentissage de la lecture nécessite au début une pratique quotidienne, le temps de muscler le lobe occipito-temporale gauche, responsable de la forme visuelle des mots. Or on le sait, le temps d’apprentissage que ce soit à l’école ou en dehors de l’école est faible et insuffisant pour les élèves des pays du Sud. Doter chaque enfant d’un ordinateur garantit aux élèves un service minimum éducatif par l’auto-apprentissage, avec ou sans école, avec ou sans enseignant. Une telle expérimentation est à l’oeuvre en Ethiopie ou est passé à la postérité en Inde (a hole in the whole).
C’est un troisième argument, la mise au point d’une application d’apprentissage de la lecture permet d’augmenter le temps et les opportunités d’apprentissage, notamment en dehors de l’école.
Il est même possible de fournir une offre éducative de qualité à des populations non scolarisées ou pour lesquelles une scolarisation formelle (école et enseignants) est soit coûteuse, soit difficile. On pense aux nomades, aux réfugiés aux populations géographiquement ou culturellement excentrées.
Des pays se sont déjà engagés dans la massification de l’informatique dans les écoles, c’est le cas de l’Uruguay (tous les enfants ont un XO), du Pérou, du Rwanda mais aussi de la Thaïlande (tablettes). Dans ce pays, les enfants issus des minorités linguistiques peuvent se familiariser avec les sons de la langue Thaï avec leur tablette.
Sur un plan technique, quelles sont les contraintes au développement d’une application d’apprentissage de la lecture ? A en croire les récents travaux des neuro-sciences, le point de départ n’est pas la méthode globale mais le découpage en unités élémentaires que ce sont les lettres, phonèmes, graphèmes, mots, images. Il s’agit alors de construire une base de données de ces unités, de déterminer les méthodes d’association des éléments entre eux et de développer une interface enfant-machine qui puisse fonctionner dans différents contextes et sur différentes plateformes. Cette application doit pouvoir fonctionner dans toutes les langues et dans tous les contextes culturels et selon le principe de réversibilité, c’est-à-dire que l’enfant doit pouvoir réaliser l’association lettres à sons mais également l’association: sons à lettres par exemple. L’application doit pouvoir réaliser des tests de compétences afin de situer le niveau de l’élève et lui proposer des exercices/jeux adéquats. Par exemple, tester la lecture à haute voix de l’élève (voir l’application Tangerine), ce qui suppose l’emploi de techniques de reconnaissance vocales dans le cas d’une application sans intervenant externe (voir le projet CMUSphinx, libre). L’application pourrait centraliser les données sur l’usage des élèves (ce que fait Graphogame), leurs résultats afin d’ajuster l’application au fur et à mesure, soit à la main à travers l’intervention de pédagogues développeurs, soit par le biais de l’intelligence artificielle.
En un mot, le maître mot est l’expérimentation à tout va. Le plaisir d’apprendre est une notion essentielle et les applications proposées doivent donc pouvoir intégrer cette dimension à travers des jeux.
De telles applications sont déjà en cours de développement mais si les technologies ont progressé, elles restent sous-utilisées. La preuve en est le décalage considérable entre les avancées des connaissances des neurosciences sur l’apprentissage et le contenu des applications commerciales sur la lecture.
Pour ce qui est du calcul et des mathématiques, la situation est quelque peu différente, on peut citer Gcompris par exemple. Cela pose moins problème que pour la lecture qui doit prendre en compte les alphabets et la structure de chaque langue.
Sur la lecture, deux applications semblent sortir du lot. En termes de contenu pédagogique, les recommandations issues des travaux de Stanislas Dehaene et d’Abazdi convergent et pointent vers … les méthodes du passé telles que les syllabaires et la phonétique.
Par contre, il n’y a pas de consensus sur la place à accorder à la calligraphie/écriture cursive qui est d’ores et déjà abandonnée dans certains Etats américains. Certaines applications permettent aux enfants de tracer des lettres sur l’écran avec le doigt (Méthode Montessori) et semble donc permettre la mobilisation des sphères motrices autant que visuelles.
Pour ce qui est strictement de la lecture, une première application Graphogame réalisée par des chercheurs finlandais vise à guérir la dyslexie et semble découler tout droit des recherches sur les neurosciences. L’application est disponible dans quelques langues et semble adapter à l’apprentissage des structures transparentes de la langue car le point de départ est le finlandais. Une expérimentation (sur téléphone mobile semble t’il) est en cours en Zambie, mais la stratégie ou le business modèle manque quelque peu de clarté et de transparence.
Nous allons voir que le modèle économique de développement et de diffusion d’applications éducatives est le point d’achoppement d’un apprentissage de la lecture par le biais de l’informatique dans les pays du Sud. Le problème n’est pas technique, il est financier et politique, comme toujours.
Une deuxième application fort riche a été réalisée par une française installée aux Etats Unis, Isabelle Duston. Smart4kids repose sur une base de données relationnelle graphèmes, phonèmes, images et propose une progression dans l’apprentissage de la lecture correspondant à environ deux ans de programme scolaire. Réalisée avec des enseignants, le point d’entrée est par le curriculum, ce qui semble t’il peut en faciliter l’appropriation par les enseignants et par les parents (à en croire les quelques avis et revues), contrairement à l’application Graphogame plus spécifique.
Cette application est actuellement disponible sur iPhone et iPad et bientôt sur Android. En dehors des versions commerciales en français et en anglais, l’application est développée en Khmer avec l’aide de l’USAID.
C’est surtout l’occasion de mettre au point une méthode d’acculturation, d’adaptation linguistique et culturelle d’une application sur la lecture partant d’une base de données sons images textes dont la structure est invariante et qui correspond peu ou prou à la manière dont l’information est stockée dans nos cerveaux. On peut imaginer que cette application soit déclinée en plusieurs langues choisies en fonction du nombre de locuteurs (kiswahili en Afrique par exemple) ou du nombre de locuteurs équipés d’ordinateurs (espagnol pour le XO) ou kinyarwanda en Afrique (Rwanda/Burundi). Le coût estimé par langue varie de 20 000 à 50 000 $ en fonction du nombre de leçons selon Isabelle Duston.
Reste à déterminer un modèle économique, tant il est illusoire de vendre des applications informatiques à des populations qui vivent avec moins de 2 dollars par jour. D’autres stratégies que la vente doivent être envisagés pour le développement de ces bases et applications, telles que la subvention par des organisations internationales, des Etats, des fondations ou le Crowd Funding.
Reste la solution du développement d’outils libres par des développeurs bénévoles, sans exclure une forme de rémunération. C’est dans cette optique que l’association OLPC France a obtenu la mise en ligne de la base Sons-Images-textes Art4apps en licence CC BY SA et a développé quelques applications d’apprentissage de la lecture telles que Abecedarium. Cette application a elle-même été utilisée pour développer une application sur la lecture dans la suite Gcompris. Il faut donc encourager la création et l’enrichissement de base de données libres dans le sillage de Wikimedia, leur diffusion et leur exploitation pour le développement d’applications éducatives qui constituent un bien commun.
Que ce soit au niveau de iLearn4fun que de l’association OLPC France, le développement de la base de données et des applications qui vont avec reposent sur trop peu de personnes de bonne volonté. Le développement de bases libres et d’applications éducatives à destination des pays du Sud ou dans des langues autres que l’anglais reste sous-financé.
La mise en ligne de la base Art4apps permet le développement de myriades d’applications par exemple Food Chain, elle a un fort potentiel d’effet de levier. Concrètement, il reste à vérifier les données de la base, continuer à l’enrichir, éventuellement enregistrer les sons en espagnol, langue de déploiement majoritaire pour les XO, puis continuer à développer des applications, les tester.