Destiny Tchéhouali a eu la gentillesse de m’inviter à participer au débat qui a lieu en ce moment sur le site web2solidarite.org : « TBI / OLPC : quels outils et quels contenus pédagogiques pour l’éducation numérique ? »
Voici ses questions et mes réponses (à lire aussi sur le site web2solidarite) :
DT: Il vous est souvent arrivé de paraphraser Alan Kay, un informaticien américain passionné par l’éducation, en rappelant que « l’ordinateur n’est rien tout seul, mais qu’il peut être un formidable véhicule. » Mais, doit-on pour autant remettre le volant d’une « ferrari » dans les mains de quelqu’un qui n’a même pas de permis de conduire. En d’autres termes et sans vraiment associer le XO a une ferrari (il s’agissait juste là d’une métaphore), la question fondamentale qu’on se pose est de savoir s’il est pertinent pour des enfants qui n’ont jamais été en contact avec un ordinateur de leur offrir comme premier ordinateur un XO. En quoi l’ordinateur XO ou OLPC est-il un outil éducatif pouvant contribuer à l’alphabétisation numérique des enfants des pays du Sud ?
BG: L’idée que je reprends d’Alan Kay, c’est que la pédagogie numérique ne
peut pas simplement consister à exposer un enfant à un ordinateur. Si l’ordinateur est un véhicule, ce n’est pas lui qui nous dit où aller. Alan Kay dit que l’ordinateur est un « amplificateur d’idées » mais il souligne aussitôt que l’usage pédagogique de l’ordinateur nécessite de s’interroger sur les idées qu’on veut transmettre avec. Nous passons beaucoup de temps à adapter l’ordinateur à nos pratiques pédagogiques, il faut aussi en passer à repenser les programmes en amont.
Le XO est-il une ferrari, et faut-il le mettre entre les mains des enfants ? Par certains aspects, le XO est bien un bijou d’innovation : je ne citerai que l’écran permettant de lire en plein soleil, et le réseau maillé (mesh network), lequel permet de connecter les XO entre eux sans passer par Internet. Par d’autres aspects, le XO n’est qu’un ordinateur modeste : comparé aux autres ordinateurs de sa catégorie, il possède peu de mémoire vive et morte, et il donne parfois une impression de lenteur. Ce compromis entre hautes et basses performances vient de ce que le XO n’a pas été conçu pour dépasser d’autres ordinateurs mais pour être adapté aux besoins d’élèves de pays en voie de développement ; l’accent a donc été mis sur la robustesse et les possibilités de collaboration plutôt que sur la vitesse d’exécution des programmes.
L’idée d’un « permis ordinateur » que les enfants devraient passer pour utiliser repose sur une erreur courante : croire que le but du projet OLPC est de former les enfants à l’outil informatique. Non, le but du projet OLPC est de se servir de cet outil pour multiplier les façons et les occasions d’apprendre. Il faut donc renverser la persective et, au lieu de se demander si les enfants sont « prêts » pour le XO, se poser la question de savoir si le XO est adapté aux besoins des élèves.
Pour réponse, il faut distinguer trois aspects : le matériel, le logiciel et les usages. Côté matériel, nul doute que le XO est un support bien adapté aux enfants. Côté logiciel, là aussi, nul doute que la plate-forme Sugar propose de nombreux logiciels tous potentiellement très utiles, la plupart encore sous-explorés. De ces deux points de vue, le XO est prometteur. Mais c’est au niveau des usages que tout se joue : or le XO n’est pas livré avec des usages prédéfinis ! C’est aux gouvernements et aux communautés enseignantes de chaque pays de les inventer, de les approfondir, voire de les partager.
L’avantage de Sugar par rapport à d’autres logiciels c’est qu’il est libre – chacun peut le modifier et diffuser librement ses modifications. Je crois que cet esprit de liberté au niveau du logiciel peut encourager les enseignants à monter des communautés dans lesquelles ils partageront librement les contenus qu’ils transmettent à l’aide du XO, les activités qu’ils mettent en place, etc.
DT: Apprendre de manière autonome autant qu’on veut, quand on veut ; « Apprendre à apprendre » plutôt qu’apprendre ? Comment s’appliquent en réalité ces valeurs prônées par le projet OLPC qui préconise de repenser l’éducation ? Et quelle est la stratégie d’adaptation de l’outil aux ressources éducatives et contenus locaux selon les environnements et les contextes culturels et linguistiques qui diffèrent lors de chaque déploiement du projet dans un pays différent ?
BG: Avant tout, il faut bien distinguer les valeurs pédagogiques des réalités technologiques, même si ces dernières s’efforcent de servir les premières au plus près. Ainsi, de même qu’il est possible d’installer différents systèmes d’exploitation sur un même ordinateur, il est possible d’utiliser un logiciel tantôt d’après des principes constructivistes, tantôt d’après une pédagogie plus traditionnelle. Un simple traitement de texte peut servir de support pour un cours collaboratif, et un wiki peut être utilisé de manière « frontale ».
Cela signifie ceci : une fois que les pays reçoivent les XO et que les enseignants apprennent à se servir des logiciels de Sugar, tout reste à faire. Il reste à définir le rôle que l’ordinateur aura dans la classe, à imaginer les interactions entre les professeurs, les élèves et leurs ordinateurs, à définir des programmes scolaires adaptés au nouvel outil. C’est le travail que les gouvernements doivent mener avec les enseignants.
Le fait que Sugar soit un logiciel libre facilite certains aspects de l’intégration du XO, notamment les aspects linguistiques: pour traduire les activités de Sugar dans une langue, nul besoin d’un code d’accès car le logiciel peut être librement modifié. Mais je crois que l’adaptation au contexte culturel porte plus essentiellement sur le contenu de ce qui est enseigné que sur tel ou tel aspect du logiciel.
DT: En mai 2008, vous faisiez partie de la délégation qui a accompagné le déploiement du projet OLPC en Haïti (13700 XO dans 60 écoles). Quel est
votre retour d’expérience, principalement sur les aspects d’accompagnement et d’appropriation de l’outil par les enfants haïtiens (temps d’appropriation, compréhension des fonctionnalités, découverte
des contenus) ?
BG: Durant l’été 2008, le projet OLPC Haïti a fait une expérience pilote avec l’école République du Chili, une école primaire privilégiée de Port-au-Prince. Cent élèves (toutes des filles) se sont partagé une cinquantaine de XO pendant un mois et demi et six enseignants les ont accompagnées. Sur le plan pédagogique, cette expérience nous a montré que les enseignants étaient assez réceptifs au constructivisme, mais qu’ils avaient besoin d’être mieux formés sur l’ordinateur lui-même pour mettre en oeuvre les principes de cette pédagogie. Du côté des élèves, l’ordinateur s’est révélé un outil d’expression formidable : beaucoup ont plus écrit en un mois sur le XO qu’ils ne l’auraient fait à la main en un trimestre, les enseignants ont tous été étonné. Mais l’accès au contenu fut plus difficile, non seulement parce qu’il existait encore peu de contenus pédagogiques en créole haïtien, mais aussi parce que l’utilisation de ces contenus nécessite un encadrement dont les
enseignants n’avaient pas l’habitude.